"Comment c'est, quand tu as mal ?"

En janvier, j'ai poussé la porte de chez ma médecin en disant : "j'ai mal partout".
J'étais persuadé que mon corps était en train de se détruire lui-même. J'avais mal dès que je pliais les genoux. Dès que je les gardais trop tendu. Dès que je posais le pied par terre. Que je m'asseyais. Dès que je tenais un livre. Que je tapais sur un clavier. Que je portais un verre d'eau. J'avais mal. Toutes mes articulations hurlaient. J'avais mal à chaque respiration.
J'étais sûr que j'allais mourir.
Tu as mal à tes articulations ? Polyarthrite rhumatoïde.
Radio.
Rien. Mais c'est normal tu es jeune, ça se verra à la prise de sang les marqueurs d'inflammation.
Prise de sang.
Pas de marqueurs d'inflammation dans ton corps en feu.
Des anticorps antinucléaires mouchetés positifs non spécifiques.
Ce qui ne veut : rien dire.
Juste : tu as mal. Et il y a ça dans ton corps. Des anticorps contre toi. Et on ne sait pas dire pourquoi pour le moment.
Alors. Voltarène. Doliprane. Tu as mal. Mais on ne sait pas dire ce que tu as. Tu as moins mal avec des attelles ? Met des attelles. Même si tu devrais plutôt te muscler vu que tu es hyperlaxe. Tu as plus mal quand tu stresses ? Arrête d'aller en cours. Voilà, tu vois, si tu ne fais rien, tu n'as pas mal.
Si.

ça marche la voltarène ? Non, et j'ai mal dans mon ventre, aussi. Esomeprazole. Celui là au moins il fait quelque chose. Tu as toujours mal ? Ah oui.

Anorexie.
J'ai moins mal quand je mange pas. Comme si mon corps n'avait pas l'énergie de me faire mal sans manger. Mais pas d'allergies alimentaires, alors c'est pas ça. Et au bout d'un moment, tu meurs.
Boulimie. Même pas mal quand je vomis. Si. Aïe. Mais quand même, parce que ça suffit le corps d'avoir faim et mal. Choisi ton camp.

Tu vas pas bien dans ta tête, c'est sûrement la fibromyalgie.
Et les anticorps ? C'est dans ta tête.
Non. C'est dans mon corps.

On m'a demandé où j'avais mal.

C'est la psy qui, des mois après, m'a demandé comment j'avais mal.
Et j'ai réalisé que je ne l'avais jamais dit.
Comment j'ai mal.

Tous les jours, les poignets sont en feu. Des petites aiguilles de feu qui me percent la peau. L'impression que ça va se disloquer si je continue de m'en servir. Les doigts en feu. Prend tes médicaments quand tu as mal, pendant les crises -Y'a pas de jours où j'ai pas mal dans mes mains et j'ai toujours besoin de mes mains -Change ton clavier. -ça change rien. -Prend tes médicaments. -ça change rien. Tout va se disloquer, ça brûle, mais j'ai l'habitude. ça remonte dans les coudes. Dans les épaules. Dans ma nuque. Mal au dos, aux côtes. C'est le binder. Mais si je porte pas le binder je veux m'arracher la peau.
Et puis même sans le binder, ça brûle dans mon dos. ça a toujours brûlé dans mon dos. Muscle-toi, fais du sport -C'est déjà musclé. Je fais déjà du sport. -Bah...On sait pas.
Mes chevilles. Dès que je marche, elles tombent en miettes. Je m'en fous. Je marche. Je reste à distance de moi quand je marche. Je vide mon cerveau quand je marche. Je ne peux pas marcher autant que ce que je marche. Je le sais. Je paye toutes mes sorties, toutes mes escapades, toutes mes tentatives de me fuir. Tout seul dans la douleur des poignets sur l'ordinateur. Et parfois mes poignets me lâchent et je tombe.
Le sacrum qui crie tout le temps, tout le temps noué, coincé, jamais mobile, jamais prêt à bondir hors de son logement comme le reste. Le feu qui ne part jamais. Chakra racine bloqué déraciné.
Et mes muscles qui font mal, tout le temps. Alors vous me faites rire, à me demander où j'ai mal. Partout, partout, partout. Mais des fois ça crie un peu plus fort là que là, alors je vous dis là. Mais c'est toujours partout.
Et puis pendant les crises c'est toute ma peau qui prend feu. Tout me brûle. Mon visage me brûle. Mon crâne me brûle. Mes yeux brûlent. Je suis de la lave. Je suis un volcan en éruption. Alors je capitule et je prends les médicaments qui ne feront jamais rien d'autre que d'engourdir mon esprit - et le feu devient une pression lourde à l'intérieur de moi. Et je ne peux rien faire d'autre que de capituler, de vivre la douleur en n'étant plus vraiment moi-même.
Je n'existe plus quand j'ai trop mal. Je ne suis plus là. J'attends que le temps passe.

Testostérone.
De l'énergie.
Je ne me suis jamais vécu sans la fatigue. Je veux trop en faire. Tout le temps. Effet miraculeux. Je n'ai plus mal, presque, les premiers jours, et puis si, quand même, parce que tu marches trop et hop ton genou se déboîte, tu boîtes. Mais tu marches quand même parce que y'a que quand tu marches que tu peux sortir de ton corps et endurer la douleur au lieu de subir la douleur.
Puis l'énergie s'en va peu à peu et je retrouve ton corps normal et douloureux. Et c'est encore plus difficile parce que je ne veux pas y retourner. Parce que c'est trop bien la vie de presque valide.

Il faut que tu te détaches de ton handicap. D'ailleurs tu n'es pas handicapé, tu peux marcher.
Taisez-vous, vous ne savez pas à quel prix je marche.
Déjà.
Ensuite.
Vous avez tort. Il faut que je m'attache à mon handicap. Il faut que je me pense handicapé, il faut que je me dise handicapé, il faut que je vous rappelle que je suis handicapé. Jusqu'à ce que vous l'acceptiez. 
Parce que je n'arrive pas, moi, à l'accepter. Parce que c'est insupportable de réaliser qu'une fois encore je n'ai pas pu laver mes vêtements parce que c'est dur, il faut se baisser, utiliser ses mains, se relever, utiliser son dos, et ses jambes, et ses bras, et ses épaules. Et si d'un coup la crise se déclenche il faudra relancer la machine le lendemain. 
Parce que c'est insupportable de réaliser que je ne pourrais sans doute jamais gravir une montagne de tout en bas jusqu'en haut et que j'en rêvais
Parce que je ne peux pas faire la cuisine tous les jours. 
Parce que je ne peux pas m'en sortir seul mais qu'il n'y a personne sur qui je puisse m'appuyer - ou sur qui je veuille m'appuyer, parce que je ne veux pas embêter les gens, après tout je peux faire ça si je me repose assez avant et après et pendant et tient j'ai fais une machine aujourd'hui, ça m'a seulement pris 10h en tout.
Parce que mon futur a volé en éclat sous mes yeux. Je ne tiendrais jamais mon année de prépa à l'agreg, à moins qu'on l'aménage bien, à moins que quelqu'un me pense handicapé et que je puisse compter sur la solidarité des valides qui ne savent pas à quel point tout me fait mal. Parce que je peux étudier, ou m'occuper de tout le petit quotidien, mais pas les deux à temps plein. Parce que ne pas dormir amplifie tout et que je ne dors jamais pendant les cours parce que j'ai trop peur de tout rater parce que ce monde de valides oublie qu'on existe, nous, les handicapé-es, et que je suis pas handicapé comme il faudrait, en plus.
Et puis après les études ?
Qu'est-ce qu'il y aura pour moi, après ?

Alors ne me dites pas qu'il faut que je me crois valide.
Je me prétends valide. Tout le temps. Parce que je ne sais pas ce que c'est un corps sans douleur et qu'au fond tout le monde a mal, non, un peu quand même ? Je vous crois, quand vous me dites que je ne suis pas si handicapé, pas si malade. En effet, pas tant que ça, y'a pire, y'a pire, y'a pire. J'ai pigé. Et puis c'est plus facile si je suis un handicapé invisible, on est pas obligé de prendre en compte que j'ai besoin de trucs, ça se voit pas que j'ai mal parce que bien sûr vous me voyez pas pendant les crises quand je hurle mais pourquoi, pourquoi, pourquoi, non non non non non pourquoi, vous me voyez pas quand j'ai tellement mal que je voudrais m'endormir et ne pas me réveiller dans mon corps.
Alors peut-être que j'ai pas si mal que ça et que ça va s'arranger avec les semelles et les attelles et la kiné et que tu vas redevenir normal.
Peut-être que c'est pas chronique.
Alors j'ai les semelles et ça fait moins mal et les attelles et ça fait moins mal et la kiné et ça fait moins mal et les médicaments (qui ne changent tellement rien tellement j'arrive pas à les prendre parce que prendre des médicaments c'est être faible c'est temporaire c'est pendant les crises c'est pas tout le temps). Mais c'est palliatif.
C'est palliatif.
Les douleurs c'est depuis toujours, pour toujours, parce que mon corps c'est la douleur. Et c'est moi qui doit vivre avec.

Comment tu as mal ? Comme un volcan.

Commentaires

  1. Comment on fait pour s'abonner :) ? tu as une page facebook :) ?

    Super article, je l'ai découvert grâce à "Vivre avec" qui l'a partagé.

    On m'a récemment dit que "il me faudrait un autre mot qu'handicapé pour décrire ce que je vis". Ca avait l'air de déranger les valides que mon handicap invisible soit reconnu. :s

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    1. J'ai pas une page facebook, j'ai un compte twitter perso (ou on peut s'abonner par mail au blog si on veut, mais je parle pas que de handicap, en fait c'est la première fois que j'en parle ici). Je réfléchis à un truc où on peut s'abonner et interagir avec moi mais qui protège mon vague anonymat ^^

      Oui alors qu'en fait non, handicapé c'est bien le mot qui convient, iels ont juste du mal à s'y faire parce que leur représentation du handicap est toute pétée (et qu'en plus ça implique qu'il faut qu'iels nous reconnaissent handicapé-e et qu'iels fassent attention à nous, zut alors)

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. ohlala je suis tellement ému ce texte on dirait ce que je vis
    je ne suis pas seul, à être paumé et à avoir mal comme ça
    merci d'avoir écrit ça
    jspr qu'on va tous les deux savoir un jour ce qu'on a et comment soulager vraiment, ou au moins un peu et qu'on va enfin nous acceptés comme handi

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    1. J'espère pour toi aussi, que tu vas trouver et que ça va aller

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  4. Salut ! Un volcan pour toi, un blizzard pour moi. Je souffre aussi de douleurs chroniques, et si dans mon fauteuil électrique les gens sont capables de faire semblant de ne pas voir et d'ignorer ce que j'endure, je n'ose imaginer leur attitude pour les handicaps "invisibles" qui ne le sont pas tant que ça si on fait l'effort de regarder vraiment les autres.
    Perso c'est une colonne vertébrale en bouillie et plusieurs lésions de la moelle suite à une opération de celle-ci qui me fait péter les plombs. Mon bras droit est comme constamment dans une tempête glacée, comme si des centaines de lames entaillent la chair à chaque seconde, et la nuit ça empire, au point de faire des anxiétés XXL à la simple vu de la nuit qui tombe. Tout comme toi pendant une crise je vendrais mon âme si ça pouvait me permettre de quitter ce corps et ne jamais y retourner. J'ai vécu 22 ans de ma vie sans connaître ce fléau, puis 8 années avec. Honnêtement je ne suis plus capable de me souvenir comment c'était avant. Alors quand 2 à 5 heures plus tard je trouve enfin le sommeil je tente comme je peux de reconstituer un semblant de capital d'énergie pour endurer le jour suivant, et c'est balayé comme un fétu de paille à la crise suivante. Comme toi kiné, médocs, matos, psys, hypnose et j'en passe...
    On a à la fois envie que les gens puissent comprendre cette douleurs qui nous vrille sans interruption, mais d'un autre côté la seule façon de comprendre c'est d'en faire l'expérience, et ça on ne voudrais pas souhaiter ça à tout le monde. Aux abrutis qui nous pourrissent la vie à la rigueur, mais pour l'entourage, c'est dur d'en vouloir à ceux qui nous veulent du bien mais qui sont à la ramasse pour comprendre ce que nous vivons.
    En tout cas merci pour ton témoignage, ça fait du bien de se sentir compris par d'autres.
    Tout comme le commentaire précédant c'est via le post de "Vivre avec" sur FB que j'ai pu te lire. Elle est vraiment cool sa chaîne, ça vaut vraiment la peine de tout regarder. Elle parle principalement de handicap, mais toujours avec ce je-ne-sais-quoi qui fait qu'on essaie de positiver et d'aller de l'avant.
    Que la Force soit avec toi ;)
    Alexandre

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    1. Merci pour ton témoignage à toi, pour être honnête ça fait "du bien" de se sentir compris par des gens et de voir que ma douleur à moi elle permet à d'autres gens de parler de la leur et de se sentir compris (je sais pas si c'est les mots).
      Oui j'aime beaucoup sa chaîne, c'est moi qui lui ai donné l'accord pour qu'elle partage cet article !
      Que la Force soit avec toi aussi Alexandre :)

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  5. bonjour,
    je suis émue par ce témoignage. J'ai moi aussi des douleurs articulaires inexpliquées, une hyperlaxité ligamentaire (et un genou qui n'en fait qu'a sa tête , dernier déboitage en date, il y a 3 jours alors que j'étais tranquillement dans mon lit... du coup depuis je met la genouillere pour aller dormir sinon j'ai peur et je ne dors pas) .
    Quand j'ai poussé la porte de chez mon médecin, pleine d'espoir , pour trouver une solution (je n'attendais pas un miracle non plus) j'ai fini par tomber de haut a la fin de la consultation.
    Je suis ressortie avec une ordonnance pour une prise de sang et une autre pour du voltarène. Jusque la rien d'anormal..
    C'est ce qui s'est passé juste avant qui m'a fait perdre confiance ..
    J'explique que je me "déboite" l'épaule devant la TV , on me répond que c'est juste impossible et que si c'était le cas je ne pourrais pas la remettre en place moi même.. et pourtant c'est bien une "sub luxation" qui se produit de temps a autre..
    Je parle ensuite de mon genou , car en plus de l'hyperlaxité, ma rotule est hyper haute.. et donc pas bien installée la ou elle est censée etre..
    Réponse " c'est pas bien grave ça, il faut muscler, regardez moi aussi j'ai un doigt tordu"
    J'ai mal partout dans les doigts et ils sont hyper souples et je ne sais pas quoi faire pour que mes articulations tiennent. Selon le doc, il faut faire su sport. Et le must "je vais pas vous mettre de kiné; vous êtes assez grande pour faire du sport toute seule, vélo, piscine, course a pied (cap , conseiller ça a quelqu'un qui risque de perdre son genou en cours de route LOL ) .

    A la question comment je gere mon hyperlaxité au quotidien je n'en ai aucune idée , j'essaie de survivre sans me vautrer comme une patate n'importe ou n'importe comment.

    Bref j'ai été faire ma prise de sang, rien d'anormal et j'ai meme pas encore eu le courage de retourner voir mon médecin parce que si même lui ne me croit pas comment je vais faire dans l'avenir.
    J'étais sportive, et au fil des mois je suis devenue incapable de marcher très longtemps sans souffrir, je prend mon vélo et je morfle au bout de quelques kilometres. Ma motivation même pour une simple promenade s'est envolée, j'ai essayé de passer la tondeuse au jardin il m'a fallu des heures et des heures pour m'en remettre, du coup je reporte toujours a plus tard et au final je ne fais rien, je glande sur mon ordi ce qui a le don d'agacer.. mais c'est une des rares choses ou j'ai l'impression de pouvoir etre moi sans trop souffrir.

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    1. Bonjour ! Alors, je me permets, parce que ton/votre texte me rappelle un peu mon cas... Est-ce que le Syndrome d'Ehler Danlos te/vous dit quelque chose ? C'est une anomalie du collagène. L'une de ses formes (la forme hypermobile) entraîne entre autres des douleurs articulaires, des tendinites/entorses/luxations récurrentes et pas toujours expliquées. Malheureusement, c'est une maladie pas vraiment connue des médecins... Il m'a fallu 13 ans de "c'est dans ta tête" pour qu'on finisse par me diagnostiquer.

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  6. Bravo pour ton texte, il m'a mis les larmes aux yeux et je pense que ça va être le cas de toutes les personnes souffrant de pathologies inflammatoires chroniques. On ma diagnostiqué il y a quelque années une spondylarthrite, depuis moi aussi je vis avec la douleur, qui est en effet toujours présente même si on dit "ça va", certains jours, juste parce qu'on a moins mal, qu'on arrive à fonctionner, qu'on arrive à tenir debout et faire quelque chose de sa journée, même si on sait qu'on va le payer derrière. C'est tellement dur de faire comprendre aux autres ce qu'on vit et d'avancer. Mais il y a les enfants dont il faut bien s'occuper, et puis il faut bien trouver un boulot, une activité, parce qu'on a besoin de faire quelque chose et de manger, et tout ça on le paye, 10 fois, 100 fois...
    La dernière en date? ben j'ai voulu jardiner parce qu'il faut bien le faire et que mon mari n'a pas le temps le week-end, ,il est fatigué de sa semaine de boulot de 50h. toute contente de moi j'ai taillé, scié même... et depuis 8j je le paye avec des cervicales bloquées et des douleurs difficilement supportables dans le dos, les épaules et les mains.
    C'est dur, mais tu n'es pas seul et il y a des gens qui comprennent ce que tu vis, crois moi, alors courage, essaye quand ça ne va pas de t'accrocher à quelque chose qui compte pour toi. Et ton agreg j'espère vraiment que tu pourras la passer, avec des aménagements, même si c'est dur à faire reconnaître un handicap, mais dans tous les cas, force à toi ^^

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  7. Merci. Je suis tombée là-dessus parce que ma petite amie, qui me voit (souvent) souffrir, l'a lu et me l'a envoyé. Et : merci (à elle aussi, je suppose?).

    Ça fait du bien d'être compris dans sa douleur par une personne tierce, et par celles qui s'y reconnaissent aussi, par extension.

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